Le Dr Morad, chirurgien et directeur de l'hôpital de Khan Cheikhoun, accompagné du Dr Farida, gynécologue-obstétricienne-chirurgienne et son mari, le Dr Abdulkhalek, ophtalmologiste à Idleb, ancien responsable d'un hôpital à Alep, sont de passage à Paris pour sensibiliser sur la crise sanitaire et humanitaire en Syrie et alerter la communauté européenne et internationale sur la situation désastreuse dans lequel se trouve le système sanitaire et médical du pays. L'occasion pour lui de nous livrer un témoignage exclusif sur les attaques chimiques de Khan Cheikhoun.
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Dr Morad : "L'attaque chimique de Khan Cheikhoun a eu lieu le 04 avril 2017 à 6h40. Je sortais de l'hôpital Magharet Khan Cheikhoun en direction de l'hôpital Kafr Zita, accompagné de mon chauffeur dans un véhicule sanitaire. Nous avons entendu un bruit sur le poste d'observation qui coordonne les déplacements de tout le monde et avons compris que des avions étaient en mouvement. Moi, j’étais sorti tôt le matin exprès car il y a moins d'avions. J'ai entendu à 6h30 qu'un bombardier a quitté l'aéroport d'Al-Chouayrat à Homs. C'était un avertissement pour le nord de Hama et le sud d'Idleb. J'ai demandé au chauffeur d'accélérer. Effectivement, à peine avions-nous parcouru une petite distance que l'avion était déjà là. Comme d’habitude, lorsqu’il y a des avions, nous garons la voiture et nous marchons sous les arbres, où nous nous couchons à terre jusqu’à leur départ. L’avion a ensuite lancé ses deux premiers missiles sur le quartier nord de Khan Cheikhoun.
Nous les avons vus. Nous avons cru que ces missiles étaient des missiles traditionnels ou à vide et n'avons jamais imaginé que les missiles à vide pouvaient porter des têtes chimiques. C'est une première! D'habitude, ce sont les hélicoptères qui lancent des barils contenant des produits chimiques. La dernière fois, c'était le 25 mars contre l'hôpital d’Al-Latamneh, lorsque nous avons perdu le Dr ostéopathe Ali Darwiche par un baril lancé d’un hélicoptère. L'attaque sur Khan Cheikhoun a été exécutée non pas par des hélicoptère mais des bombardiers. Ne croyant pas à une attaque, nous avons continué notre trajet vers l'hôpital de Kafr Zita. Alors il a fait le tour au-dessus de nous. L'avion a fait un tour et a lancé deux autres missiles. Nous avons continué en croyant toujours à des missiles traditionnels. C'était tôt le matin, il n’y avait personne.
A l'approche de l'hôpital de Kafr Zita, j'entends un message d'appel au secours disant que le bombardier a lancé des missiles chimiques. Chimique ? Ce n'est pas possible ! Nous avons alors rebroussé chemin. Des gens, souffrant d'un arrêt respiratoire, étaient allongés par terre dans les rues. Nous les avons estimé à presque 600 personnes sur la place. Les chiffres officiels font état de 400 personnes touchées et 106 morts. Mais en réalité, ils étaient plus nombreux. Parce que c'est moi qui ai reçu tous les blessés. Ils étaient à peu près 200 à 250 morts et à peu près 400 personnes touchées rien qu'à ce moment-là. Il y en a eu d’autres ensuite. On recevait les victimes pendant 24 heures. Les gens dormaient chez eux. Il y a même des familles qui ont péries chez elles, que nous avons découvertes 24 heures après, parce qu'elles étaient dans leur sommeil. Donc, je vous parle de ceux que nous avons pu secourir, dont une grande partie était déjà morte. Nous avons pu secourir près de 400 personnes avec le peu de moyens que nous avions. Ni nous, ni aucun centre médical dans la région n'étions équipés pour contrer une attaque chimique. Nous n'avions même pas de masques ! Nous n'avions pas de masques anti-gaz... C'est pourquoi, moi-même j'ai été touché par cette attaque. Nous n'avions même pas d'outil pour doucher les blessés, on a utilisé les voitures des pompiers. Nous n'avions pas non plus de combinaisons de protection. Nous les enfilions dans des draps.
Bref, nous avons fait avec les moyens de bord pour les sauver. Nous n'avions même pas suffisamment d'atropine (ndrl : antidotes contre les attaques chimiques). Nous en avions à l'hôpital à peu près 1500, 1600 ampoules. Ce n'est pas suffisant. Certains blessés nécessitent 300 ou 400 ampoules. Nous avons fait appel aux autres centres pour pouvoir traiter les blessés. Nous les traitions et les transférions jusqu'au dernier. Puis nous avons décontaminé l'hôpital. Ce que je vous raconte s'est passé du matin jusqu'à midi.
Après avoir décontaminé l'hôpital, à 17h, il y a eu un raid aérien. En fait, ce sont à peu près trente raids, mais je vous parle du premier qui a été le point de départ d’une salve d’attaque. Ils nous bombardaient pour éliminer les traces de l'attaque chimique et empêcher tout prélèvement. Au premier jour, trente raids. Deuxième jour, trente raids. Troisième jour, trente raids. Ils ont démoli la quasi-totalité de l'infrastructure de l'hôpital. C'est à dire les portes, les fenêtres, les appareils, les équipements médicaux... tout ! Ils nous lançaient des missiles à vide, des missiles à choc, des barils, ainsi que des barils parachutés. Ce sont des barils d'un nouveau genre. Ils explosent à huit ou dix mètres avant de toucher le sol. Chaque parachute comporte deux barils. Ils lançaient quatre parachutes. Nous avons vécu à ce rythme pendant une semaine. Nous ne pouvions même pas approcher l'hôpital pour le réhabiliter ou le remettre en marche. Et pourtant, le personnel médical a nettoyé l'hôpital avec l'aide de la défense civile et avons remis l'hôpital en marche une semaine après l'attaque chimique et il est toujours fonctionnel aujourd’hui."
Comment voyez-vous l’avenir de la situation médicale et humanitaire en Syrie ?
Dr Morad : "L’avenir nous paraît sombre. On ne sait pas vraiment ce qu’il va se passer, si cela va s’arrêter ou pas. Deux choses que l’on peut mentionner : premièrement, la communauté internationale nous a menti en nous disant que le stock d’arme chimique du régime syrien a été totalement retiré. Il est évident que le régime dispose encore du gaz sarin et du chlore. Nous pensons que d’autres molécules ont été utilisées. Nous cherchons aujourd’hui à les identifier. En effet, le tableau clinique des victimes montre des symptômes supplémentaires en plus de ceux observés pour le gaz sarin.
Quant à l’avenir,nous le voyons très sombre et il continue de s’assombrir. On ne voit pas encore le dénouement. A mon avis, il est difficile d’envisager une solution. Le soutien des organisations et des états s’amoindrit avec le temps. Plus les bombardement s’intensifient, plus le soutien s’affaiblit. Les raisons à cela sont multiples dont des raisons politiques dont nous n’avons pas à nous mêler en tant que soignants.
Quant à moi, dès le début quand j’étais dans la ville de Hama, je traitais les blessés que l’Etat interdisait aux médecins et aux hôpitaux de sauver. Même le simple piéton, blessé par un engin piégé qui se trouvait souvent dans les poubelles, il était interdit de le traiter. Interdit ! Dès qu’une personne est blessée, elle est désignée comme « terroriste ». Mais pourquoi ? C’est un simple citoyen. Dès que quelqu’un est blessé, il est interdit de le traiter dans les hôpitaux publics ou les hôpitaux privés.
Faces à ces difficultés, j’ai dû quitter ma ville Hama, pour la ville Idleb, même avant que la ville et la province d’Idleb ne soit plus contrôlée par l’Etat. Nous avons monté des hôpitaux de fortune pour traiter les gens. Lorsque Idelb, Ariha, Jisr Al-Shoughour n’étaient plus contrôlés par l’Etat, je suis retourné à la province de Hama installer des hôpitaux de fortunes. Tous les hôpitaux que nous avons installés ont alors été bombardés. Tous les hôpitaux bâtis ont été bombardés. Absolument tous, rasés à même le sol. Nous avons été obligés de creuser dans les montagnes, créer des hôpitaux cavernes, et nous avons réussi ! Mais, ces hôpitaux ont de gros manques. Il leur manque des équipements, un système de ventilation et de climatisation. Tout le dioxyde de carbone reste à l’intérieur. On n’a que de simples ouvertures.
Tout cela nécessite un soutien. Et c’est l’objet de notre visite en Europe. Nous demandons de l’aide dans la construction et l’amélioration de nos hôpitaux. On ne demande pas à ce que l’hôpital soit un hôpital de terrain cinq étoiles, mais un hôpital normal digne de ce nom, afin qu’on ne soit plus obligé de refuser et transférer un patient en Turquie. Ce n’est pas par manque de compétence médicale, mais par manque d’équipements, qu’on est obligés de transférer en Turquie. C’est parce qu’on n’a pas de scanner, pas d’IRM, pas d’endoscopie.C’est souvent durant le temps de transfert que le patient meurt… Il meurt.Nous avons des médecins, des salles d’opérations. On a besoin seulement du soutien par l’équipement et pour consolider la construction."
Retrouvez également l'interview exclusive du Dr Farida gynécologue, chirurgienne obstétricienne, rescapée d’Alep.