Tribune : Alep, Kharkiv, les villes martyres de notre temps

23 décembre 2022

Lettre aux villes martyres d'Alep et Kharkiv

23 décembre 2022, il y a 6 ans s’achevait l’évacuation d’Alep et de ses habitants, après une agonie longue de plusieurs mois de bombardements sur les hôpitaux, les écoles, les civils. En ce jour d’hommage à Alep, le Pr Raphaël Pitti, médecin français, le Dr Hamza Al Kateab, médecin syrien réfugié d’Alep et le Dr Konstantyne Pashchenko, réfugié de Kharkiv, ont souhaité écrire ensemble une lettre pour mettre en miroir les tragédies d’Alep en 2016 et de Kharkiv en 2022.

Lettre aux gens de bonne volonté par le Pr Raphaël Pitti

 

Je rentre d’Ukraine, une mission humanitaire qui m’a emmenée dans la ville de Kharkiv. Un sentiment étrange m’envahit. Bâtiments éventrés, ville vidée de ses habitants, entre désenchantement et crève-cœur, la ville martyre de Kharkiv faisait écho à mes missions humanitaires à Alep en Syrie. Comme un sentiment de déjà-vu pour deux villes aux destins similaires, celui d’un crime de guerre où des populations libres sont obligées de fuir sous les bombes. Alep, Kharkiv, deux villes martyres qui se répondent l’une à l’autre…Quand le “plus jamais ça” ne semble plus avoir de sens.

Dans mon parcours, elles s’incarnent à travers deux rencontres, deux médecins qui ont marqué mon chemin : le Dr Hamza Al Kateab, médecin syrien, réfugié d’Alep rencontré en 2013 et le Dr Konstantine Pashchenko, chirurgien pédiatre ukrainien, réfugié de Kharkiv, rencontrée en 2022. Leur point commun : médecin coûte que coûte contre bombes et destructions, ils ont fait le choix de rester dans une ville bombardée et ont dû la quitter de force face à la tragédie de la guerre. Deux héros de notre temps. 

A l’approche des fêtes de noël et de fin d’année, synonyme de fraternité et de solidarité, je leur ai proposé d’écrire avec moi cette lettre aussi symbolique que solennelle aux gens de bonne volonté.D’abord à ceux qui peuvent agir, à nos dirigeants européens, le Président français Emmanuel Macron en premier lieu et à la communauté internationale, à l’opinion publique pour témoigner.  À six mains, une lettre hommage à deux villes : Alep, vidée de ses habitants forcés de partir il y a 6 ans jour pour jour en décembre 2022 et 6 ans plus tard, Kharkiv en mars 2022, qui voit aussi la moitié de ses habitants fuir sous les bombes.

L’agonie d’Alep par le Dr Hamza Al Kateab

23 décembre 2022, comme chaque année, à cette période depuis 6 ans, le même sentiment, la même douleur, celle du jour où j’ai été forcé de tout quitter, la terre qui m’a vue naître, celle qui m’a vue résister, ma ville d’Alep, berceau de la civilisation à qui j’ai tout donné. A la fois heureux d’être vivant, d’être auprès des miens, ma femme et mes deux adorables filles mais toujours cette colère de n’avoir pas choisi mon destin. 

En 2011, j’avais fait le choix de rester pour résister, soigner, sauver des vies. En tant que médecin, mais pas seulement, en tant qu’activiste pour la paix et la liberté. Bombardements massifs, hôpitaux attaqués, manque de tout, être médecin à Alep était un risque de tous les instants. L’hôpital à Alep était devenu le lieu le plus dangereux au monde. 
En 2016, je n’avais plus le choix, c’était rester ou mourir.  Face à l’agonie d’Alep et après un cessez-le-feu, du 15 au 22 décembre, la ville d’Alep-Est a été évacuée de ses habitants, sous la supervision de l’ONU. Ce qui est souvent célébré comme une libération est en réalité un crime de guerre, l’aboutissement macabre de l’agonie d’Alep. 

“Le transfert, direct ou indirect, par une puissance occupante d’une partie de sa population civile, dans le territoire qu’elle occupe, ou la déportation ou le transfert à l’intérieur ou hors du territoire occupé de la totalité ou d’une partie de la population de ce territoire.”
Article 8 de la convention de Genève décrivant les éléments constitutifs d’un crime de guerre. 

Aujourd’hui, si j’ai survécu à cette tragédie, je me dois de témoigner et de dénoncer ce crime de guerre que j’ai vécu auprès de millions de syriennes et syriens, pas seulement à Alep, mais aussi à Deraa, la Ghouta, Idleb…etc. En 2022, la guerre en Ukraine, les populations forcées à partir comme nous il y a 6 ans, me donnent un goût amer, celui d’un inachevé face à un monde qui s’écroule sous nos yeux. Je me sens solidaire de leur résistance, de leur combat. Chaque victoire en Ukraine est aussi une victoire pour nous, un espoir que peut-être un jour, nous pourrons rentrer chez nous. 

Ukraine, une guerre inattendue dans nos vies par le Dr Konstantine Pashchenko

24 février 2022, la guerre s’invite dans nos vies sans crier gare. Nous sommes sonnés, apeurés, perdus face à ce que nous n’attendions pas. Que faire ? L’escalade des bombardements sur la ville de Kharkiv, située à peine à 40 km des lignes de front, ont eu raison de nous. Je devais partir et mettre à l’abri ma famille. C’était en mars 2022. Quitter sa maison n’est pas chose facile, vous êtes comme sonné, détruit de l’intérieur, vous perdez pied. Très vite, j’ai voulu reprendre le contrôle de mon destin, ne pas uniquement vivre sous l’ombre de ces atrocités.  En avril, j’ai pris la décision d’y retourner seul. L’hôpital pour lequel je travaillais, avait été déplacé ailleurs pour éviter les attaques. Aujourd’hui, tous les jours, les sirènes retentissent et nous alertent des bombes qui peuvent nous attaquer. Il y a trois ou quatre bombardements par nuit. Notre hôpital a été visé par des attaques et a dû être partiellement évacué. Nous avons un afflux constant de blessés dont de nombreux enfants avec de multiples blessures. 

Coupures d’électricité à cause des bombardements, manque d’équipements pour réaliser les diagnostics,  nos moyens sont limités pour soigner comme nous le faisions auparavant. En tant que chirurgien pédiatre, le plus dur est de voir des enfants innocents sur les tables  d’opération. Le désespoir n’est jamais loin face à l’agonie d’un enfant. Comme pour le Dr Hamza Al Kateab, la résilience est notre source. Le soutien en Europe et dans le monde nous aide à tenir. Il devrait en être de même partout où le droit à la santé est bafoué.

 

Dr. Hamza Al Kateab

Syrian doctor, co-founder of Action for Sama campaign

 

Dr Konstantyne Pashchenko

Chirurgien pédiatre ukrainien

Formateur Mehad (Ex-UOSSM France)

 

Pr Raphaël Pitti 

Responsable formation Mehad (Ex-UOSSM France) 

Anesthésiste-réanimateur

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