Ce 15 mars a marqué les sept ans de la guerre en Syrie. Sept ans où la situation humanitaire n’a cessé de se dégrader, laissant des millions de personnes en détresse. Sept ans d’impunité où la communauté internationale a toléré la terreur et la mort qui s’abattent sur les populations civiles syriennes, plus spécifiquement sur la Ghouta orientale ces derniers mois. Privés de soins, de nourriture et d’abris, les habitants de la Ghouta se meurent en silence. Face à ce silence, le cri etouffé du Docteur Hussam Adnan, médecin à la Ghouta…
Ghouta orientale
Aujourd’hui, nous sommes au neuvième jour de la campagne de destruction lancée sur un demi-million de personnes assiégées dans la Ghouta, banlieue de Damas.
Manal, 18 ans, jeune mariée, rêve chaque jour de l’enfant qu’elle porte depuis maintenant six mois. Avant-hier, Manal a fermé les yeux en pensant à l’instant où elle tiendrait son enfant au creux de ses bras ;
Où elle le serrerait ;
Le sentirait ;
L’embrasserait ;
Jouerait avec lui.
Avant de sombrer dans un sommeil profond.
Manal ne sait pas qu’au loin se réunissent les rois et dirigeants de ce Monde, qui autorisent impunément la poursuite du plus grand massacre du XXIème siècle. Leur prétendue humanité ne réside que dans les belles paroles qu’ils murmurent le soir à leurs enfants avant d’aller sereinement se coucher.
Manal se réveillera sur une table d’opération, baignant dans son sang, la cage thoracique transpercée des éclats d’une explosion.
Il faut l’opérer d’urgence, avant qu’il ne soit trop tard. Elle est conduite jusqu’à nous. On nous informe de sa grossesse. Peu de nos médecins à la Ghouta sont spécialisés dans la chirurgie thoracique. Avec notre expérience limitée, nos rares fils de sutures, nous l’opérons, avec toute l’ardeur et le cœur dont nous sommes capables et dont le reste du monde semble manquer.
Manal doit être opérée d’urgence mais nous avons besoin de sang. Peu de personnes sont en mesure de faire ce don : les bombardements terrorisent les populations ; les routes sont détruites ; qui oseraient se déplacer alors que les raids aériens sont prêts à détruire le moindre signe de vie ?
Pour Manal, le personnel médical a décidé de donner son sang. Pour Manal, chaque personne avec le même groupe sanguin a donné de son sang et après des heures d’angoisse, nous avons pu sauver sa vie.
Cette histoire n’est pas terminée ; ce n’est que son commencement.
Au cours de ma visite du soir, je suis retournée voir ma patiente afin de constater son état et celui de son enfant, avec l’espoir d’avoir pu sauver chacun d’entre eux.
A l’échographie, j’ai vu le fœtus bouger avec énergie, se préparant à faire bientôt son entrée dans ce monde. Il s’agite, cherche de l’espace. Il ne sait pas encore qu’il sera bien plus à l’étroit dans ce triste monde, au cœur d’une ville assiégée, étouffée par la misère et l’indifférence du reste du monde.
Manal s’est réveillée de son long sommeil et dévisage autour d’elle les visages étrangers, vêtus de blouses blanches, maculées de son sang et découvre horrifiée ses blessures au thorax.
Immédiatement, elle porte la main à son ventre pour sentir les battements de cœur de son bébé et me demande malgré la douleur : « Rassurez-moi, est-il en vie ? »
Je lui réponds, sourire aux lèvres, « Oui ».
Malgré ses blessures, la joie l’envahit : « Nous avons survécu ensemble. »
Elle tente de se lever, mais ne réussit pas….
Conscient de la douleur que cela provoque chez elle, je lui demande de prendre son temps, mais elle m’annonce avec souffrance : « Je ne sens pas la moitié inférieure de mon corps, je ne peux pas la bouger. »
Mon sang se fige dans mes veines.
Je lui demande de répéter.
« Essayons ensemble de bouger ton pied, ne serait-ce que ton orteil. »
Elle ne réussit pas !
Je déclenche un stimulus douloureux sur sa jambe ; pas de sensations…
Manal est paralysée !
Que lui dire?
Comment la rassurer ?
Comment le lui annoncer alors que quelques minutes auparavant elle était pleine d’espoir quant à son avenir et celui de son enfant ?
Dans ma région, nous n’avons pas d’appareil d’imagerie médicale permettant de déterminer l’origine de la paralysie et sa gravité. Mais les examens nous permettent de certifier qu’il s’agit d’une paralysie générale. A cet instant, de sombres pensées défilent dans mon esprit…
Ses rêves …
L’enfant qu’elle attend…
Son accouchement…
Qui va s’occuper de son enfant ?
Qui va l’habiller, changer ses couches ?
Manal est paralysée, car l’ensemble des dirigeants de ce monde, et du Conseil de Sécurité des Nations Unies le sont aussi. Oui, tous sont paralysés, amputés de leur humanité et leurs valeurs. Aveuglés face à l’horreur de la Ghouta.
A ceux qui ont le pouvoir d’arrêter cette boucherie mais qui préfèrent leur sécurité nationale, leurs intérêts économiques : comment pouvez-vous ignorer la souffrance de Manal, d’Omran, et de tous les enfants dans notre Ghouta ?
Que vaut votre humanité, votre sécurité, vos intérêts, par rapport à ceux de Manal, dont nous redoutons l’amputation, et ceux son enfant ? Que vaut tout cela quand, Ferial qui vient de perdre toute sa famille, sacrifie sa dernière brique de lait pour la donner au jeune Omran alors que vous, n’avez pas été capables d’en faire livrer une seule depuis des mois.
Les souffrances de Manal ne sont pas si loin de vous, pas si loin de vos peuples et de vos enfants et continueront tant que vous accepterez et laisserez passivement des histoires semblables se répéter.
Vous l’avez abandonnée au moment où elle avait besoin d’une réelle prise de position de votre part.
Ne pensez pas qu’en écrivant cela, je cherche votre sympathie. Comprenez-moi bien, à la Ghouta, nous savons pertinemment vers qui nous tourner pour trouver refuge et courage.
Je ne fais que transmettre ce que je vois et ressens, pour que cette histoire montre encore une fois au monde entier, à tous ceux qui le peuple, à quel point les valeurs qui nous entourent ne sont que mensonges et la morale inexistante.
Faites un don pour la Ghouta. Vous pouvez faire quelque chose.